«Il faut être capable d’accepter que l’on n’est pas forcément sur la même longueur d’onde»
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«Sortir de sa bulle: #Parlons-en favorise les discussions entre des personnes qui pensent différemment» – c’est en affichant clairement son ambition que Pro Futuris, le Think + Do Tank de la Société suisse d’utilité publique (SSUP), a lancé un nouveau format de dialogue visant à faire communiquer entre elles des personnes aux opinions différentes. L’objectif est de renforcer la compréhension mutuelle et la cohésion sociale au sein de notre démocratie. En effet, en Suisse comme ailleurs, la polarisation de la société va croissant – les débats lors de la pandémie de COVID-19 l’ont bien montré. Mais à quel point notre société est-elle vraiment polarisée? Et comment relever au mieux le défi de la polarisation? «Sur la piste des tendances politiques» est une série d’entretiens par laquelle l’Association suisse des banquiers (ASB) cherche à éclairer, avec des personnalités politiques et scientifiques, les évolutions à l’œuvre dans la Berne fédérale et dans notre démocratie. Lors de cet entretien, nous avons évoqué avec Nicola Forster, Président de la SSUP, la culture du débat en Suisse et dans le monde.
Cher Nicola, quand as-tu parlé pour la dernière fois de politique avec une personne dont les opinions étaient diamétralement opposées aux tiennes?
Pas plus tard qu’hier.
Et à quoi a abouti cette discussion?
Tout d’abord, le ton est monté. Puis j’ai été obligé d’admettre que la perspective de mon interlocuteur était tout aussi légitime que la mienne. Heureusement, c’était une personne pleine d’humour, et nous avons fini par rire ensemble de bon cœur.
Aux Etats-Unis, nous voyons deux grands partis clamer leurs positions comme dans des «bulles de filtres», il est rare désormais qu’un réel dialogue s’engage. Quelles en sont les conséquences pour une démocratie?
Pour une démocratie, c’est désastreux. Les voix mesurées ne parviennent plus à se faire entendre lorsque des pôles extrêmes dominent le débat à grands cris. Il devient dès lors très difficile de trouver les compromis politiques dont une démocratie a besoin. Le repli dans des «bulles de filtres» séparées a aussi pour effet que dans chaque bulle, on interprète le monde à sa façon – au détriment de l’interprétation commune, qui disparaît. Lorsqu’on n’est plus d’accord sur le monde dans lequel on vit, ni sur les problèmes à résoudre, on ne peut pas prendre de décisions démocratiques.
Aux Etats-Unis, la polarisation a atteint un stade très avancé. Qu’en est-il en Suisse selon toi?
La Suisse est très polarisée. C’est ce qui ressort d’une étude de l’université de Harvard, qui a analysé la polarisation affective dans douze Etats de l’OCDE: la Suisse se classe en deuxième position, derrière les Etats-Unis, en termes de polarisation affective. Autrement dit, on nourrit en Suisse des sentiments négatifs envers les personnes que l’on pense appartenir à un autre groupe. On rejette donc souvent celles et ceux qui ont des opinions différentes et l’on s’entoure de ses semblables. Cela va jusqu’au point où c’est notre appartenance à un groupe, et non une argumentation politique objective, qui détermine comment nous votons. Toutefois, notre politique suisse du consensus est faite pour permettre de négocier la meilleure solution par le dialogue. Pour cela, il faut parler. Et il faut être capable d’accepter que l’on n’est pas forcément sur la même longueur d’onde.
Il me semble qu’en Suisse, la culture du dialogue est globalement intacte et que l’on se parle avec respect. L’initiative #Parlons-en est-elle vraiment nécessaire?
J’ai plutôt l’impression que nous fuyons les discussions en cas de dissensions politiques, parce que nous n’avons pas envie de nous retrouver en conflit – et la période difficile de la pandémie a encore accentué ce phénomène. Ou alors nous nous tapons dessus anonymement dans les médias, par commentaires interposés. Mais se montrer ouvert à l’autre et écouter, ce n’est pas si facile et c’est une aptitude que nous devons cultiver pour ne pas la perdre. Souvent, lorsqu’une personne exprime ses opinions politiques, nous portons un jugement hâtif sur elle. #Parlons-en coupe court à cette logique en invitant expressément au dialogue. Par exemple, l’équipe de projet a développé une «marche à suivre» qui aide à structurer l’échange d’opinions et à se focaliser sur l’écoute. Les premiers entretiens ont donné lieu à des retours très reconnaissants, donc #Parlons-en est bel et bien nécessaire.
Y a-t-il un suivi après les séries de dialogues? A quel résultat aboutit #Parlons-en?
L’équipe de projet organisera #Parlons-en plusieurs fois dans différents formats. Elle souhaite déterminer comment s’établit un dialogue constructif et quels en sont les effets sur les interlocutrices et les interlocuteurs. Pour cela, elle travaille en partenariat avec «Policy Analytics», une spin-off de l’EPFZ qui assure l’accompagnement scientifique du projet. Si ce que nous supposons se confirme, à savoir que le dialogue favorise la tolérance et contribue à apaiser les inimitiés, il s’agira alors de pérenniser le format. Chacune et chacun aura ainsi en Suisse la possibilité de pratiquer régulièrement le dialogue.
#Parlons-en: comment ça marche
On entend souvent dire que la société ne comprend plus le monde économique, et inversement. S’agissant des associations économiques et des entreprises, que peuvent-elles faire de plus pour renforcer le dialogue avec la population?
Elles peuvent nouer des liens avec la société civile et lancer ou étoffer des projets communs. Par exemple, certaines associations ont apporté leur soutien à #Parlons-en sur le plan du concept et de la communication, invitant ainsi leur réseau au dialogue. Les entreprises peuvent aussi investir dans le bénévolat en partenariat avec la société civile et le secteur public, sur le modèle du programme «engagement-local» de la SSUP, ou permettre à leurs collaboratrices et collaborateurs d’accomplir des missions bénévoles. Cela pourrait être une manière de contribuer à la promotion et au renforcement du dialogue au sein de la population.
Pour terminer: dans le cadre de la campagne en vue des élections au Conseil national de 2019, tu t’es prononcé en faveur d’un «update de la démocratie». En quoi précisément la démocratie a-t-elle besoin d’un update?
Nous pensons toujours que nous sommes les leaders mondiaux de la démocratie directe. Bien sûr, nous avons raison! Et pourtant, lors des votations, nous ne pouvons répondre que par oui ou par non. Dans d’autres pays et dans certaines grandes villes, il existe aujourd’hui quantité de projets passionnants qui permettent aux citoyennes et aux citoyens d’exprimer leurs idées et leurs propositions via des outils numériques ou en présentiel, de sorte que chacune et chacun contribue activement à façonner la société. Jouer un rôle de pionnier en la matière, c’est dans l’ADN de la Suisse!
Cher Nicola, je te remercie de m’avoir répondu.
Cet entretien a été réalisé par écrit.