Opinions
23.07.2020

La mutation structurelle dans le secteur bancaire: hier et demain, une mise en perspective

Au cours de la dernière décennie, le contexte de taux bas, la réglementation croissante et la nu-mérisation ont accéléré la mutation structurelle dans le secteur bancaire. La pression concurren-tielle et l’érosion des marges nécessitent d’adapter les modèles d’affaires. Pour définir l’orientation stratégique à adopter, il est essentiel de savoir précisément quelle valeur ajoutée les banques peuvent apporter à leurs clients dans un monde numérique, affirme Martin Hess, de l’Association suisse des banquiers (ASB).
Article deMartin Hess

La pandémie de coronavirus marque un point de rupture radical, y compris dans le domaine bancaire. Certes, les banques du monde entier se sont révélées très stables et ont pu répondre aux besoins de financement de l’économie réelle. En Suisse en particulier, avec l’aide de l’Etat, elles ont fourni des liquidités aux entreprises de manière efficace. Mais il n’est pas exclu qu’une vague de faillites due à la récession, ou d’autres perturbations sur le marché, viennent enrayer la marche des affaires.

Ces fortes incertitudes quant à l’évolution économique à venir surviennent précisément à l’heure où les banques s’interrogent avec acuité sur leurs futurs modèles d’affaires. Le moment est donc venu de faire le point. A cet effet, il n’est pas inutile de revenir sur la décennie écoulée, mais aussi de se demander à quoi ressemblera l’univers bancaire en 2030.

Les trois mégatendances de la dernière décennie

Depuis la crise financière, les conditions-cadres de l’activité bancaire ont connu une transformation profonde et un processus de mutation s’est amorcé partout dans le monde. Trois mégatendances, en particulier, ont drastiquement changé la donne en matière bancaire:

  • Sur le plan économique, les taux bas dominent, comprimant fortement les revenus.
  • Sur le plan réglementaire, si les exigences accrues consécutives à la crise financière ont été des facteurs de stabilité, elles ont aussi pesé sur la rentabilité. Sans compter que la place financière suisse a accompli le changement de paradigme menant à l’échange automatique de renseignements (EAR) et à la transparence fiscale.
  • Sur le plan technologique, la forte accélération de la numérisation au sein des banques a certes permis des gains d’efficacité significatifs ainsi que le développement de nouvelles offres. Mais elle a aussi abaissé le seuil d’entrée sur le marché pour les non-banques.

Au cours de la dernière décennie, ces évolutions ont eu pour effet de modifier la structure et le mode de fonctionnement du marché et, par là même, les conditions de tarification des produits et des services. 

Ce qui domine aujourd’hui, c’est la pression concurrentielle...

Ces changements se traduisent par une forte intensification de la concurrence. Grâce à la numérisation, des banques autrefois locales sont aujourd’hui en mesure de proposer des services bien au-delà de leur zone d’activité traditionnelle. Même de petits prestataires extérieurs au secteur bancaire ont désormais la possibilité d’y entrer.

S’y ajoute le fait que les Bigtech influencent le marché y compris dans les domaines où elles ne sont même pas encore présentes. Cela résulte pour partie d’une asymétrie de la réglementation entre secteur financier et secteur technologique, voire entre pays, en matière de surveillance. Or qui dit concurrence loyale sur le marché dit égalité de traitement.

Par ailleurs, la numérisation a aussi pour conséquence une «démocratisation» de l’activité bancaire, en ce sens que même les petits clients ont désormais un pouvoir de marché et une capacité d’action sur le marché qui leur permettent de se faire entendre. Les banques tirent parti de la confiance de leurs clients dans la mesure où celle-ci favorise les relations d’affaires durables. Mais compte tenu de la puissance de leurs concurrents, cela ne les exonère pas d’une réflexion stratégique sur leurs modèles d’affaires, afin de maintenir la fidélité des clients à un niveau élevé.

... et la pression sur les marges

Outre l’intensité de la concurrence, la masse des exigences réglementaires à respecter et les charges qui en résultent pèsent sur la rentabilité. Comme je le soulignais dans mon dernier blog, celle-ci a baissé dans bien des cas à un point tel que même les autorités de surveillance s’en inquiètent. Et ce, alors même que les banques suisses dépassent de loin les exigences en matière de fonds propres et de liquidités, ce qui fait d’elles des havres de sécurité. 

La faiblesse persistante des taux d’intérêt observée ces dernières années a elle aussi un effet direct sur la rentabilité. Les premières victimes en sont les banques dont les revenus proviennent principalement de la transformation des échéances, ainsi que les modèles d’affaires reposant sur les produits d’intérêts nets. Comme les taux bas semblent installés pour quelques années encore, beaucoup d’établissements sont confrontés à la nécessité d’adapter d’urgence leurs modèles d’affaires – d’autant que les prestataires extérieurs à la branche sont de plus en plus nombreux à exercer des activités de crédit et de financement hypothécaire.

La numérisation ouvre de nouvelles perspectives

Pour les établissements bancaires, il est particulièrement difficile d’envisager une éventuelle réorientation dans le contexte actuel, car les mesures prises pour lutter contre la crise liée au coronavirus créent de nouvelles inquiétudes en chamboulant les règles du jeu. Les Etats ouvrent les vannes financières et influent ainsi sur les cours de Bourse, ils prennent également des mesures protectionnistes qui perturbent la concurrence entre opérateurs.

Il est clair toutefois que grâce à la numérisation, les banques disposent de multiples instruments susceptibles de faciliter l’adaptation de leurs modèles d’affaires, par exemple en privilégiant davantage les sources de revenus basées sur les données ou l’open banking. Comme le précise l’état des lieux de l’open banking que vient de dresser l’ASB, l’objectif est de compléter l’offre par des produits et des services innovants afin d’apporter une valeur ajoutée aux clients.

La valeur ajoutée pour les clients en 2030

Générer de la valeur ajoutée pour les clients tout en augmentant leurs propres revenus suppose que les établissements financiers connaissent les besoins futurs. Dans un document de réflexion, Swiss Fintech Innovations (SFTI) a identifié quatre domaines dans lesquels les banques pourront générer de la valeur ajoutée en 2030.

  • Protection de la valeur: les clients exigent une protection qui ne s’arrête pas aux actifs financiers traditionnels mais concerne aussi les données, la sphère privée, ou encore tous les droits gérés numériquement sur des actifs numériques et non numériques.
  • Facilitation des échanges de valeurs: dans dix ans, un événement survenant dans le monde réel suffira à déclencher automatiquement la décision d’échanger des valeurs. Les clients attendront qu’en pareil cas, les paiements soient automatisés. En outre, ils souhaiteront avoir un accès direct à des plateformes où se négocient aussi des valeurs innovantes.
  • Conseil et information: le conseil financier ira bien au-delà de la gestion des risques et des perspectives de rendement. En matière d’allocation des actifs, les critères de durabilité ainsi que les aspects sociaux revêtent d’ores et déjà une importance croissante. Globalement, en 2030, le client recherchera non seulement un conseiller, mais aussi un coach de vie! Les établissements financiers iront donc jusqu’à se charger de l’orientation professionnelle ou du choix de l’employeur, sans oublier de réserver des billets de théâtre...
  • Accès à des valeurs exclusives: le client de demain souhaitera pouvoir accéder à des valeurs qui sont aujourd’hui hors de sa portée. Les établissements financiers généraliseront donc les investissements dans des catégories de placement aujourd’hui réservées aux clients très fortunés, comme la propriété intellectuelle, ainsi que l’accès à des communautés qui fonctionnent actuellement en cercles très fermés.

Les conditions-cadres sont la clé du succès

Dans le contexte de mutation rapide que nous connaissons, faire des prévisions au-delà de dix ans est extrêmement ambitieux. Il y a donc fort à parier que les scénarios présentés dans le document de réflexion de SFTI ne se concrétiseront pas tous de telle sorte que les banques puissent faire la différence dans l’ensemble des domaines évoqués. En revanche, il semble clair que les prestations de services traditionnelles seront de plus en plus interchangeables et que, les concernant, la pression du rendement sera encore plus forte. Dès lors, aucune banque désireuse d’être performante à moyen et long terme ne peut faire l’économie d’une «compétence numérique» solide et globale, qu’il lui appartient de développer de manière stratégique.

Mais pour que les banques en Suisse puissent déployer leurs projets dans le contexte de concurrence internationale qui est le leur, elles ont aussi besoin de conditions-cadres de premier ordre. Par ses activités, l’ASB jette les bases d’une création durable et viable de valeur ajoutée, qui passe notamment par l’élimination des incertitudes concernant l’utilisation du cloud par les banques, la recherche du dialogue sur l’open banking, ou encore l’adaptation du cadre juridique aux spécificités de la blockchain. Pour les clients et pour la place financière suisse dans son ensemble.

Rédacteurs

Martin Hess
Résponsable politique économique
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