«Les plateformes numériques permettent
à la société civile de mieux faire entendre
sa voix sous la coupole fédérale»
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Un petit groupe de citoyennes et de citoyens peut faire beaucoup bouger les choses grâce aux solutions numériques. La votation sur l’e-ID, en mars dernier, l’a montré on ne peut plus clairement. Mais en quoi la numérisation transforme-t-elle notre démocratie à court et à long terme? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans ce deuxième entretien de la série «Sur la piste des tendances politiques». Par ces entretiens, l’Association suisse des banquiers (ASB) cherche à éclairer, avec des personnalités politiques et scientifiques, les évolutions à l’œuvre dans la Berne fédérale et dans notre démocratie. Après Urs Bieri et Lukas Golder, codirecteurs de gfs.bern, qui ont évoqué dans le premier entretien ce qui fait le succès d’une campagne de votation aujourd’hui, c’est au tour de Daniel Graf de s’exprimer sur les possibilités qu’ouvre la numérisation pour notre démocratie. Daniel Graf est cofondateur de l’incubateur d’innovations démocratiques Public Beta et de la plateforme en ligne WeCollect. Il apporte son expertise aux réseaux et aux organisations lors de campagnes, d’initiatives populaires et de référendums. Dans le cadre de la votation populaire sur l’e-ID, Daniel Graf a joué un rôle moteur aux côtés des auteurs du référendum.
Silvan Lipp. En quelques mots: en quoi la numérisation transforme-t-elle notre démocratie?
Daniel Graf. La numérisation abaisse les barrières qui entravent la participation au système politique. Elle ouvre la porte aux groupes sociaux dont les intérêts sont peu ou pas du tout défendus dans la Berne fédérale.
En Suisse, aujourd’hui, l’électeur/-trice moyen.ne est une personne de 57 ans qui s’informe principalement par le journal. Dès lors, à quelle vitesse et dans quelle mesure la numérisation va-t-elle transformer la démocratie?
Daniel Graf. L’âge des personnes et l’intensité de leur engagement en ligne sont faiblement corrélés. Ainsi, je ne m’attendais pas à ce que les plus de 60 ans soient aussi nombreux parmi les utilisatrices et les utilisateurs réguliers de la plateforme WeCollect. De plus, la disruption concerne surtout le côté de l’offre: de nouveaux réseaux, en lançant des initiatives et des référendums, mettent certains sujets sur la table et influent sur l’agenda politique. Par rapport aux organisations existantes, ces groupes constitués en ligne sont nettement plus agiles et créent une dynamique y compris dans des domaines politiques établis comme tels, par exemple la relation très disputée entre la Suisse et l’UE.
La numérisation réduit les coûts inhérents au lancement d’un référendum ou d’une initiative. Des esprits chagrins pourraient objecter que dans ces conditions, le Conseil fédéral, le Parlement et le peuple risquent d’être submergés par une marée de référendums et d’initiatives!
Daniel Graf (rit). Ceux qui protestent le plus sont ceux qui ne collectent jamais de signatures! En réalité, le nombre des projets examinés au Parlement n’a cessé d’augmenter, alors que celui des référendums est resté constant. Vue sous cet angle, une éventuelle multiplication des référendums serait simplement le signe que de nouveaux acteurs, dont les intérêts ont été trop peu pris en compte dans le processus de consultation et au Parlement, examinent désormais les lois d’un regard critique.
Sur le plan institutionnel, dans certains domaines, nous ne sommes pas (encore) passés au numérique, nous restons une démocratie «de boîtes aux lettres». Comment gérons-nous ce décalage? A quel rythme la Suisse devrait-elle avancer?
Daniel Graf. La pandémie de COVID-19 a montré que la Suisse n’avait pas relevé le défi de la démocratie numérique. L’erreur historique date d’il y a vingt ans. Dans le cadre de sa stratégie «Vote électronique», le Conseil fédéral a décidé de privilégier le vote électronique par rapport à la collecte électronique de signatures, et il s’en tient là. Or il faut changer de cap – et surtout lancer des projets pilotes cantonaux, pour aller de l’avant. S’agissant du vote électronique, nous devrions d’abord dissiper les inquiétudes quant à la sécurité et ensuite le déployer.
Vous l’avez dit: la numérisation abaisse les barrières qui entravent la participation au système politique. Quelles conséquences cela a-t-il pour les partis politiques classiques ou pour des associations comme l’ASB?
Daniel Graf. La bonne nouvelle, c’est que les rapports de force ne changent pas du jour au lendemain. La démocratie directe n’est pas un sprint, elle reste un marathon. Pour faire valoir ses intérêts dans le processus parlementaire, il faut avoir de l’endurance et donc des ressources pour mener campagne sur le front du lobbying, qui doit être professionnel, et – last but not least – sur celui des urnes. En parallèle, grâce à des plateformes comme CrowdLobbying.ch, il existe de nouvelles stratégies qui permettent à la société civile de mieux faire entendre sa voix sous la coupole fédérale. L’initiative «Entreprises responsables» constitue en outre un précédent en matière de financement par de petits dons, qui empêche même les associations économiques les mieux dotées de dormir sur leurs deux oreilles.
Une association comme l’ASB fédère les différentes préoccupations et opinions qui s’expriment dans la branche pour développer une position sectorielle commune. Cette fonction d’intermédiaire au sein de la branche, puis entre la branche et les milieux politiques, n’est pas à la portée de groupements ad hoc. Si les associations n’existaient pas, il faudrait les inventer. Qu’en pensez-vous?
Daniel Graf. Ce qui est certain, c’est que la numérisation oblige les associations à se réinventer si elles ne veulent pas en être réduites à mener des batailles défensives voire, au pire, à se laisser dépasser. Les réseaux de la société civile n’ont pas seulement gagné en force de frappe, ils développent aussi leurs compétences et leurs ressources via des structures décentralisées. Il faudrait donc de plus en plus considérer ces petits groupes ad hoc comme des interlocuteurs pour les décisions stratégiques. Prenons l’exemple de la protection du climat et de la place bancaire suisse: c’est peut-être une erreur de croire que la sortie des activités émettrices de CO2 durera aussi longtemps que la levée du secret bancaire.
Revenons aux campagnes de votation. En tant qu’expert, que pensez-vous des campagnes des associations économiques?
Daniel Graf. J’observe que ces campagnes sont souvent focalisées sur des votations et conçues dans une optique de court terme. Pour se permettre de tels shortcuts aujourd’hui, il faut croire aux affiches et aux annonces dans la presse. Les campagnes de la société civile, elles, misent sur un travail de fond pour créer une dynamique par l’activisme. Mais pour les milieux économiques, il n’est pas si facile de copier ce concept et de constituer une base engagée, comme le montre le projet «ouverte + souveraine» lancé par economiesuisse il y a des années. Sur la question européenne, ce réseau a joué un rôle secondaire.
Pour terminer, parlons un instant des campagnes en ligne. Qu’est-ce qui les rend convaincantes, qu’est-ce qui fait leur succès?
Daniel Graf. Peu importe le canal. Une bonne campagne est une campagne qui éveille des images dans les têtes. Pour ma part, ce qui compte, ce sont les histoires et les mots clés. Soit je vois le film, soit l’écran reste noir. L’initiative «Eau potable propre» est un bel exemple à cet égard. Le sujet, c’est la politique agricole, mais moi je vois une fontaine au milieu d’un village et j’entends même l’eau fraîche qui gargouille!
Et qui réalise les meilleures campagnes en ligne dans notre pays?
Daniel Graf. La palme d’or revient à Jolanda Spiess-Hegglin. Avec sa petite association Netzcourage, elle a montré ce que nous pouvons faire contre la haine et la violence sur Internet.
Je vous remercie de cet entretien!